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L’IA au service de la simplification administrative ?

Alors que la débureaucratisation est au cœur des débats, l'IA pourrait apporter une solution moins modeste qu'il n'y paraît à ce problème vieux comme l'Etat moderne.

Raphaël d'Assignies
31 janvier 2024

L’actualité nous rappelle que la simplification des normes est une revendication majeure du public comme des entreprises. Depuis les années 1970, la simplification administrative est perçue comme un défi constant, se heurtant à une prolifération réglementaire et à l’application de normes de régulation et de conformité à travers divers secteurs d’activité. Or, nombreux sont les acteurs qui ne disposent pas des outils adéquats pour naviguer dans cette surcomplexité administrative. La plupart des organisations ne peuvent encaisser et comprendre ces méandres.

Face à cette réalité, l’initiative la plus marquante a été le « choc de simplification » lancé sous la présidence de François Hollande en 2013. Cependant, cette tentative n’a pas suffi à endiguer la production normative croissante, tant au niveau français qu’européen. Malgré cela, le choc de simplification a engendré des mesures significatives pour simplifier la vie des entreprises, offrant une certaine sécurité juridique et initiant une dématérialisation accélérée des services pour les entreprises et les particuliers. Ces avancées ont apporté de nombreux avantages, tels qu’une plus grande disponibilité, une simplification des démarches, et parfois des réponses rapides.

Toutefois, un examen plus approfondi révèle que nous avons, en quelque sorte, transposé la complexité administrative en ligne. Les multiples outils d’authentification, la diversité des guichets, souvent redondants tant matériellement que territorialement, sont autant de témoins de cette complexité persistante.

Dans ce cadre, l’IA – en particulier les agents conversationnels – émerge comme un outil prometteur. Grâce à son potentiel d’interactivité, l’IA peut guider efficacement les utilisateurs à travers les méandres administratifs, proposant une approche novatrice pour démêler et simplifier ces processus complexes.

Un univers déterministe pour simplifier le maquis informationnel

La simplification s’est accompagnée de deux outils principaux : la dématérialisation des démarches et la mise à disposition raisonnée de l’information.

La mise à disposition de l’information : tendre vers l’exhaustivité

Un effort considérable a été fait, notamment via des portails comme service-public.fr qui ont pour ambition de centraliser les informations, les rendre exhaustives et les diffuser de manière didactique. On y trouve, pour le particulier et les entreprises, un véritable point d’entrée regroupant tous les formulaires, les démarches en ligne, etc.
Le problème principal survient lorsqu’il faut concrètement remplir les formulaires qui reflètent, eux, réellement, l’absence de choc de simplification.
De plus ce portail ne rend pas compte du changement incessant des règles sous-jacentes.
S’il faut saluer l’effort, on est, en réalité en présence d’une sorte d’annuaire des années 90 recensant l’univers de l’administration au sens large.

L’accès à l’information nécessite par ailleurs de savoir à l’avance ce que l’on recherche. Si l’on regarde dans le détail, l’approche est strictement déterministe et linéaire avec les conséquences associées.

Rationaliser la délivrance de l’information : l’approche déterministe

Sur ces portails, l’information est présentée sous forme de parcours précis qui permettent, in fine, de trouver la réponse adéquate ou l’information pertinente. Il s’agit d’un enchaînement de causes et de conséquences menant au résultat final. On peut y trouver des analogies avec les systèmes experts, très populaires dans le domaine de l’IA avant l’essor de l’apprentissage automatique.

Cette approche repose sur le principe que la plupart des démarches administratives suivent cette logique. Prenons l’exemple de la création d’une entreprise : en se limitant aux formalités purement administratives et en mettant de côté les autres considérations, le système va vous orienter en fonction du type de forme sociale choisie, puis vous guider pas à pas à travers les démarches, jusqu’à l’immatriculation définitive. Cette méthode fonctionne comme une sorte d’arbre décisionnel, délivrant à chaque étape l’information pertinente.

L’accompagnement par des services internes ou externes

Conscients que l’univers administratif ne peut se résumer à un arbre décisionnel, aussi complexe soit-il, une troisième arme consiste à fournir l’assistance d’experts internes ou externes lorsque la situation le nécessite. Là encore, l’effort est louable car il rationalise l’accès à l’information. Pourtant, le problème est plus complexe et demande vraisemblablement une approche holistique plutôt que déterministe. C’est dans ce contexte que l’intelligence artificielle entre en jeu.

L’IA au service d’une approche holistique

Exploiter l’interactivité et la multimodalité

Dans une approche traditionnelle, on demande à l’utilisateur de déterminer le point d’entrée et le chemin à suivre. La grande nouveauté depuis ChatGPT réside dans l’interaction avec l’utilisateur. Certes, les agents conversationnels ne sont pas nouveaux (Eliza date des années 60), mais ChatGPT a véritablement révolutionné les capacités d’interaction avec les humains. L’exploitation de cette capacité innovante permet de repenser le parcours de l’utilisateur dans les méandres normatifs.

L’utilisation de cette aptitude pourrait prendre en charge le parcours de l’utilisateur à partir de son problème initial, sans lui laisser le fardeau de déterminer comment le résoudre. À cela s’ajoute la capacité multimodale de l’IA, c’est-à-dire la possibilité de lire du texte mais également d’interpréter des images ou de la voix, ingurgitant et « comprenant » différentes sources d’entrée.

Concrètement, cela peut être la simple image d’un formulaire envoyé par courrier ou d’une lettre reçue de l’administration. Le modèle peut lire l’image et commencer à guider l’utilisateur en fonction de la thématique trouvée. Par exemple, imaginons la réception d’une contrainte signifiée par un huissier à la demande de l’Urssaf. Le modèle lit le document scanné, identifie la thématique. À partir de là, on peut envisager un dialogue avec l’utilisateur où le système fournirait :

  1. Une description pédagogique de la procédure : définition de la contrainte, les délais pour réagir, analyse des différentes sommes (principale, pénalités, majorations).
  2. Une explication sur les voies de recours : comment faire opposition, dans quels délais, devant quelle juridiction, avec quels arguments ?
  3. La rédaction de courriers de saisine, la liste des pièces à l’appui de la demande, etc.

À la différence du chemin précédent, purement linéaire, l’utilisateur a désormais la capacité d’interagir avec le modèle et donc de lui demander de préciser, répéter ou reformuler les points d’incompréhension, de produire des documents utiles, etc. Cette approche interactive change fondamentalement la manière d’aborder l’information et de naviguer dans un monde extrêmement complexe.

Il est à noter que cette approche peut également aider les agents chargés de guider les citoyens dans le labyrinthe administratif. C’est le cas d’une expérimentation menée dans le cadre des Maisons France Service, où les agents, devant gérer des domaines très transversaux pour aider les administrés, se servent de moteurs de recherche en langage naturel pour retrouver rapidement l’information.

Pourtant, tout n’est pas si simple. Utiliser des modèles dans ce contexte est beaucoup plus exigeant en termes de fiabilité que de leur faire rédiger une présentation de produit ou résumer un article de presse. Leur aptitude à comprendre le langage et à interagir avec les utilisateurs ne doit pas faire oublier les dérives, parfois structurelles, dont ils sont affectés : hallucinations, biais, toxicité, etc.

La mise en œuvre : gommer les défauts

Pour obtenir de la machine le service décrit plus haut, il est nécessaire de lui adjoindre plusieurs modules additionnels, parmi lesquels :

  1. Une base de connaissance qui référence le savoir brut dans des domaines particuliers.
  2. Des agents ‘intelligents’, c’est-à-dire le pilotage du modèle pour qu’il puisse opérer dans les méandres de sa connaissance de manière rationnelle.
  3. Des systèmes de protection pour sécuriser le système et éviter certaines des dérives mentionnées précédemment.
  4. Un mécanisme d’évaluation continue qui permet de surveiller les comportements du ou des modèles au cours de leurs interactions avec l’utilisateur.

L’ensemble de cette architecture vise plusieurs objectifs :

  • adjoindre une connaissance spécifique et à jour ;
  • obtenir des moyens de recherche complexes dans les bases de connaissances ;
  • interpréter les intentions de l’utilisateur ;
  • juguler les défauts structurels des modèles, comme les hallucinations.

Ces objectifs concernent, au premier chef, la performance pensée comme la pertinence à répondre ou guider l’utilisateur. Cette pertinence peut être évaluée selon des métriques spécifiques et notamment en comparant les réponses à des sorties idéales fournies par des experts.

Il ne faudrait pas, sous prétexte d’une approche plus efficace, fournir des réponses erronées à l’utilisateur et le guider vers une impasse, voire à commettre des erreurs. En cela, le chemin linéaire présente un avantage indéniable. Le prix à payer pour l’interactivité est, en quelque sorte, les défauts des modèles.

L’administration a bien compris à la fois les enjeux et les services que pourrait rendre cette nouvelle approche en lançant récemment un projet dénommé Albert qui vise précisément à remplir ces objectifs en plus de répondre aux enjeux évidents de souveraineté.

L’IA générative n’en est qu’à ses débuts et sera peut-être l’arme ultime de la guerre menée contre la complexité normatifs !

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